Centre de recherche sur la mondialisation

 Deux soldats israéliens témoignent

 Propos recueillis par Sylvain Cypel

 Le Monde,  le 13  mai 2002
Centre de recherche sur la mondialisation (CRM),  globalresearch.ca , le  mai 2002

CRG's Global Outlook, premiere issue on  "Stop the War" provides detailed documentation on the war and the "Post- September 11 Crisis." Order/subscribe. Consult Table of Contents

Ils ont participé à l'opération "Mur de protection". Ils parlent pour la première fois. Ils justifient cette campagne mais confient leur malaise.

Les prénoms, Dany et Gaby, sont fictifs. L'identité, la brigade et l'activité civile de ces deux réservistes sont connues du Monde. Ils ont participé à l'opération "Mur de protection" menée par l'armée israélienne en Cisjordanie, l'un à Bethléem, l'autre à Ramallah.


Dany : Le premier soir, le commandant nous a parlé. Ça sentait la guerre. La preuve : on ne signait pas le bon habituel pour les munitions. Normalement, quand on prend des grenades ou des roquettes, on signe, pour justifier ensuite de leur utilisation. Là, c'était libre service. Dans la compagnie, la tension était palpable. Puis on a pris la direction de Bethléem. On devait capturer des suspects. On nous a prévenus qu'ils se regrouperaient vers la place de la Nativité. Il fallait empêcher les fuyards de s'échapper.

Assis dans un véhicule blindé, tu ne vois rien. Tu accompagnes un char, pour le protéger s'il y a un risque d'attaque. On ne voyait que nos hélicoptères tirer des missiles. On entendait les tirs de nos chars à la mitrailleuse lourde, parfois des obus. J'avais peur. On nous avait mis en garde contre les tireurs embusqués. On nous avait dit que les Palestiniens avaient piégé les bâtiments, et même des bouches d'égout. On craignait qu'ils aient des RPG (lance-roquettes) ou, pis, des missiles antichars. Finalement, mon blindé n'a reçu qu'une seule balle. Un RPG a touché un char, sans dégât. S'il avait atteint notre véhicule, ça aurait pu faire mal. J'ai su plus tard que les Palestiniens avaient peu de lance-roquettes. Ils ne tiraient que sporadiquement, à l'arme automatique. Il n'y avait pas de vrais combats.

Il y a eu trois jours de pluie torrentielle. On était trempés. Le pire, c'est l'inconnu. On te dit d'avancer, puis d'arrêter. T'as la trouille de prendre une roquette. Tu entends à la radio qu'un pilote de char a reçu de l'acide. Il demande de l'aide, et personne ne vient le sortir de là. T'es terrifié. Heureusement, la blessure était superficielle. Le soir, on a ratissé un quartier. Personne ne nous a tiré dessus.

Le lendemain, près de l'église de la Nativité, une voiture était devant notre char. Il lui a tiré dessus. Puis notre blindé l'a écrasée contre un mur. On tirait des rafales en avançant. On s'est installés dans un bâtiment administratif. La nuit, ça tirait un peu. Un son d'armes lourdes, c'est les nôtres. D'arme légère, c'est eux. La plupart du temps, c'est nous qui tirions. A la fin, tu dors sans faire attention. Bethléem a été conquise en deux jours. On aurait dit une ville fantôme : les chaussées défoncées, partout des voitures renversées, écrasées. Les Palestiniens tiraient leurs rideaux pour voir ce qui se passait.

On a ratissé un beau quartier où devait se trouver un suspect. On a pris trois hommes et on les faisait frapper aux portes devant nous. On ne l'a pas trouvé. On a fourni au Shabak [services spéciaux] leur identité, pour savoir quoi en faire. L'un avait près de 60 ans et son fils 30. C'était des médecins chrétiens qui parlaient anglais. Ils disaient : "On n'a rien fait", pour qu'on les relâche. C'était ma première conversation humaine avec des Palestiniens. Je me méfiais, mais c'était des gens éduqués, qui avaient beaucoup à perdre, pas comme les jeunes Palestiniens désespérés. Après une heure, la réponse est tombée sur notre radio : "Menottez-les, bandez leurs yeux et amenez-les à l'interrogatoire." Je me suis senti très mal. La discussion avait fini par être presque sympathique. Un moment, on avait même ri ensemble. Peut-être que le Shabak pensait qu'ils détenaient des informations, ou voulait les utiliser comme collaborateurs. Mais on arrêtait les gens surtout po! ur qu'ils y passent. Notre blindé les a pris au centre de rétention. L'un s'est plaint d'avoir mal, menotté dans le dos. L'officier a ri : "Non, tu n'as pas mal ; bientôt tu auras mal." Là, j'ai compris qu'un occupant sympathique, ça n'existe pas. [A ce moment, sa voix vacille d'émotion.] L'occupation ne permet pas des relations humaines normales. J'ai dit au plus jeune que j'étais désolé.

Une fois, on nous a envoyés capturer un gros bâtiment administratif. On avançait derrière le D-9. C'est un énorme bulldozer hyperblindé, résistant aux roquettes, qui écrase tout, abat un immeuble, soulève une voiture comme un fétu de paille. C'est devenu la principale arme de Tsahal dans cette opération. On a énormément mitraillé l'édifice et libéré des "collabos" d'Israël qui y étaient emprisonnés. Il y avait une centaine de voitures sur un parking. Toutes volées en Israël ! On a tiré, et un des véhicules a explosé. Il était piégé, ou l'essence s'est enflammée. De toute façon, il n'était pas question de prendre des risques.

On a fait sauter à la dynamite la porte d'une maison abandonnée. C'est normal : tu ne sais pas ce qui t'attend. Certains ont dormi dans les lits. Pas moi, on était quand même chez des gens. Le capitaine a ordonné de ne rien chaparder. Certains ont pris des œufs et du riz, c'est tout. Dans le bataillon, des soldats ont piqué du pognon chez les gens. C'est mal, mais je comprends. Quand tu as vu un D-9 écrabouiller en dix secondes trois voitures qui coûtent 500 000 shekels (120 000 € ), piquer 1 000 shekels, ou même un ordinateur, ça ne paraît plus anormal. Dans ces situations, les limites ne sont plus claires. Si le commandant interdit fermement le vandalisme, les gars font gaffe. Sinon, tout peut arriver. Dans le bataillon, on racontait pas mal de choses. Dans le bourg, un "suspect" a été tué. Je n'y ai pas trop cru, il avait plus de 50 ans. Mais on a aussi arrêté un terroriste suicidaire et son opérateur qui étaient sur nos listes.

Quand tu ratisses, les ordres sont clairs. Pas de tirs sur les églises et les mosquées, sauf si on nous tire dessus et qu'on est sûr de toucher en répondant. Mais en zone non investie, on fait beaucoup de tirs préventifs. C'est à l'appréciation de l'officier. Dans certains cas, j'ai appris que nous avions tiré sur des vieux, des enfants ou des gens sans armes. Je ne comprends pas ceux qui font ça. Certains tiraient sur les murs pour rien. Faut comprendre l'ambiance : on t'a préparé à la guerre, t'as une arme, t'as envie de tirer. C'est humain. Surtout si tu n'as aucun compte à rendre. Il faut une haute conscience de l'interdit pour ne pas se laisser aller. Dans ma compagnie, les gens ne sont pas des fanatiques, hormis quelques colons religieux, qui veulent virer tous les Arabes. Avec les attentats, leurs arguments portent. Moi, je suis pour rendre les territoires, des choses m'ont choqué dans cette opération, mais je suis content d'avoir attrapé un terroriste suicidaire. J'a! i peut-être empêché un attentat !

Quand on a été démobilisés, l'ambiance n'était pas à la victoire. Beaucoup pensent qu'il faudra recommencer. Et ça pourrait être pire. Les officiers nous ont dit : "À la prochaine, on vous rappellera si besoin " J'y retournerai s'il le faut. Je ne refuserai que le jour où se serai convaincu qu'Israël ne fait pas la guerre contre les terroristes, mais uniquement pour garder les territoires des Palestiniens.

Gaby : On nous a préparés pour la guerre, mais ce n'était pas la guerre. Aujourd'hui, les généraux, la presse vantent notre héroïsme au combat. Quel héroïsme ? Quels combats, sauf dans la casbah de Naplouse et au camp de Jénine ? Et encore ! Un lieutenant-colonel qui a été à Jénine m'a dit que, hormis l'embuscade où on a perdu 13 soldats, il n'y avait pas non plus eu de véritables combats là-bas. Ce n'était pas une bataille, cette opération, c'était du ratissage. A 99 %, on tirait, ensuite on ratissait. Entrer dans une maison inconnue, ça fait peur. Mais il n'y avait pas d'opposition. Une fois, un type est sorti d'un appartement et a dit : "C'est bon, vous pouvez m'emmener." Il était du Hamas. On n'était même pas entrés chez lui.

Le problème est que les objectifs n'étaient pas clairs. "Démembrer les infrastructures terroristes de l'Autorité palestinienne", ça veut dire quoi ? Une administration, une école, c'est une infrastructure terroriste ? Un policier palestinien qui a une arme chez lui, il est terroriste ? Le flou des directives explique les comportements, d'une unité à l'autre. Cela dépend de son état d'esprit, de la conception de ses officiers. Mon capitaine, par exemple, est un homme de principes. Ses instructions étaient catégoriques sur la façon de traiter les gens. Il n'a pas toujours été écouté. Dans d'autres unités, on n'a rien dit aux soldats. Ailleurs, certains officiers ont poussé leurs hommes au vandalisme.

A Ramallah, mon bataillon est arrivé quand la ville était déjà investie. Les rues étaient vides, mais on a énormément tiré, par prévention. Après Jénine, on a eu peur des maisons ou des voitures piégées, qu'on détruisait systématiquement. Ratisser n'a rien de sympathique. On entre à l'improviste et on fouille l'appartement avec le chef de famille. Mon bataillon a trouvé quelques kalachnikovs, des pistolets, pas plus de dix sur des centaines d'appartements visités. Certains avaient dû planquer leurs armes, mais, surtout, les simples gens n'en ont pas. La fouille terminée, on vérifie les cartes d'identité des hommes entre 16 ans et plus de 50. La plupart étaient laissés tranquilles. On en envoyait deux à dix par jour à l'interrogatoire. Vu le nombre de pelotons, ça fait des centaines quotidiennement.

L'humiliation des gens me provoquait des pensées terribles. Mais, à la cinquantième maison, les Palestiniens ont toujours peur, toi tu es blindé. Quand tu amènes dix suspects au lieu de regroupement, ils doivent marcher à la queue-leu-leu, une main sur l'épaule de celui qui le précède. Il y a là un type de 50 ans qui pourrait être ton père. Tu te dégoûtes un peu. Un moment, j'ai été au bord de dire que j'arrêtais. Cette quantité de gens terrorisés qu'un soldat ou deux suffisent à garder. La plupart ne sont pas suspects, mais arrêtés parce qu'ils sont le père, le frère ou l'ami d'un supposé terroriste, pour leur tirer des infos. Dans la compagnie, certains réagissaient violemment quand je disais : "Nos dirigeants sont des fachos."

Dans l'action, tout dépend si le mec a de la dignité ou non. J'ai vu des soldats religieux, à l'idéologie extrémiste, bien se comporter. D'autres pas du tout. Un gars a desserré les menottes d'un Palestinien, qui lui rentraient dans les chairs. Ce n'est pas un exploit humanitaire ! Mais, dans ces circonstances, ça semble le summum de la compassion. Les autres se foutent que le gars souffre. Du vandalisme, j'en ai vu. Un soldat a mitraillé une voiture, sans motif. J'ai crié "Arrête !" Il m'a répondu : "Laisse-moi, ça me fait du bien." Un détachement a saccagé tout un pâté de maisons. C'était affreux. Ce qui m'a le plus surpris, c'est qu'ils cassaient tous les ordinateurs. Le soir, j'ai dit qu'il fallait cesser le vandalisme. Le capitaine était d'accord. Le lendemain, ça a recommencé. Les gars savaient qu'ils seraient couverts. Au pire, on t'engueule.

On a dormi deux nuits dans une école. Je ne vous dis pas ce qu'on en a fait ! Les portes, les fenêtres étaient brisées. Les tables renversées, les livres jetés à tout va. Le secrétariat dévasté. Une honte. C'est un problème de dynamique de groupe. Les conditions des soldats aussi sont difficiles. On a peur, on dort les uns sur les autres. Ça pousse aux conneries. Le plus dur a été quand on a investi un village. On a arrêté 150 hommes, dont un qu'on disait suspect. Certains ont commencé à le frapper à coups de pieds. Ça a duré un moment. Quelqu'un est intervenu, ils ont cessé. Au centre de rétention, des gardes frontières sont arrivés. Ils sont connus pour être très brutaux. Instantanément, les Palestiniens ont courbé la tête entre leurs mains menottées. Quand les gardes frontières passent dans les rangs, ils n'ont pas le droit de lever les yeux. L'un avait un marteau à la main et leur donnait parfois des coups. Je m'en souviendrai toujours, parce que c'était le jour de la Sh! oah. Deux heures avant, toute l'unité avait observé une minute de silence, en souvenir de la déportation. Je n'arrêtais pas d'y penser. Ces types, devant nous, impuissants et terrorisés. C'était tellement symbolique ! Je ne compare rien, mais je me suis senti horriblement mal.

Cette opération me laisse un grand malaise, parce que je n'ai rien pu empêcher. Entre nous, on disait : "Les autres armées auraient fait bien pire." On se rassure avec ça. Pour moi, c'est grave. Pourquoi fallait-il ratisser tous les civils ? Détruire les écoles ? C'est difficile de juger une action militaire, mais au moins que les ordres soient clairs ! Chez nous, c'était bizarre. A part quelques ultra-religieux, et encore ! tous sont sûrs qu'à la fin il y aura un Etat palestinien. Alors pourquoi on fait ça, si, de toute façon, ça finira par un Etat palestinien ? A notre libération, on a reçu une plaquette : "L'armée vous remercie pour votre participation à l'opération Mur de protection." Le commandant nous a dit : "Vous avez été formidables." Certains ont applaudi. Où est l'héroïsme dans ce qu'on a eu à faire ? Mon père, lui, il a fait la guerre. Moi, ce n'était pas la guerre. Quand le chef d'état-major est venu parler devant le régiment, je n'y suis pas allé. J'ai fait exprès.


Copyright © Le Monde  2002. Pour usage équitable seulement .


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